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le blog de Laurent Tellier

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Evasion, poésie, loufoque, tout ici est permis dans le respect des autres et de soi-même . Un espace de liberté et de partages autour d'un thème commun: l'amour de la langue française.


Au tribunal des Chômeurs (histoire non datée puisque de toute époque)

Publié le 18 Juillet 2022, 08:00am

À Paul Birault, avec déférence

 

 

Le Président du Tribunal des chômeurs, le très acariâtre et très grincheux Alcide Breton, affublé opportunément du sobriquet de « la Piquette », installé sur sa chaise en osier, dominait son public d’un regard sombre et d’une voix grave. Cet honorable septuagénaire ne pouvait plus s’asseoir sur des fauteuils confortables en raison de gênes inappropriées qui suscitaient bien des rumeurs et des rires plus ou moins retenus. Cependant, il arrivait que les odeurs devinssent fortement incommodantes, ce qui avait pour effet de vider la salle des pets perdus. De son perchoir incongru, il trônait, jugeait et pérorait devant une Cour muette et souvent médusée. Tout son « art » consistait à piquer (d’où « la Piquette) de son ironie blessante ceux qui comparaissaient devant lui, c’était pour lui une jouissance, une extase, une pâmoison.

Face à lui, le brave Philémon Blanc, qui portait lui l’inattendu surnom de « la Gazeuse » du fait des embarras similaires dont il était victime (comme une sorte de fraternité du ventre mou), dont les rots étonnamment bruyants semblaient venir d’un gouffre abyssal, baissait la tête. Il avait été convoqué chez le juge du chômage, assisté de son avocat, l’inénarrable Maître Philéas-Antoine Dubard, devenu par la force du temps, le Pilier Dubard parce qu’il aimait le ballon ovale, maître absolu du galimatias juridico-charabiatesque.

Dubard faisait des plaidoiries dignes des piliers de bar après beuverie : c’était confus, incompréhensible, pré-vomitif. Il s’écoutait parler et il lui arrivait aussi de ne pas se comprendre. Alors, il faisait les questions et les réponses. Parfois, il interrogeait le Président pour lui demander de l’aide, lequel Président étant trop préoccupé par ses propres dysfonctionnements, lui répondait par signes cabalistiques.

Les faits énoncés par le juge étaient évidents aux yeux de la nouvelle loi adoptée et promulguée deux jours auparavant, adoptée en urgence sans vote :

« Tout chômeur en retard à son rendez-vous avec le conseiller qui s’occupe de son cas entraîne la radiation dudit chômeur et entraîne la suspension de son indemnité. Et ceci quelle que soit la raison. »

L’assistance d’un avocat, spécialisé en droit du chômage exclusivement, est obligatoire pour faire valoir les arguments de l’accusé, qui doit lui, payer les défraiements dudit avocat. Depuis le début de la crise (on ne sait plus quand elle a commencé, mais c’est toujours la même crise), les caisses sont vides.

Et s’il arrivait parfois, exceptionnellement, que « la Piquette » devînt indulgent, c’était tout simplement selon qu’il fût ou non bien assis et donc réceptif.

Madame Léocadie Jeuviens, chômeuse de son état mais pas de son fait, était en larmes en expliquant avoir été renversée par une voiture sur le chemin du Tribunal, quand elle s’est entendue dire par un Président compatissant :

« Je suis au courant, c’est moi qui vous ai heurtée mais comme je risquais d’être en retard, je ne voulais pas que l’on croie que je suis hors des lois que j’applique aux autres. Alors je vous demande de rentrer chez vous et de revenir sous huitaine, les allocations étant suspendues pendant ce délai ». Pan ! Maître Dubard, qui avait en charge tous les chômeurs du jour avait tenté, en vain, de connaître la date du prochain rendez-vous. La pauvre femme, toute escartignée par les douleurs de l’accident et la perte d’une partie de son indemnité, repartit la tête basse en ignorant l’avocat dont la plaidoirie avait été, bien entendu, incompréhensible et inutile. Elle attendra bien longtemps avant d’être convoquée de nouveau. Mais le Président avait été magnanime, il avait reconnu ses torts.

Dans la salle du Tribunal des Chômeurs, une ancienne salle d’assises, aux temps heureux où la justice avait du sens, transformée depuis la suppression des juridictions criminelles (inutiles car on avait supprimé les procès d’assises et de correctionnelle, (trop de retard dans les instructions), il y avait donc le Président, deux assesseurs, un huissier, cinq jurés et l’avocat des prévenus. A part, les représentants salariés de l’Office du Chômage, uniquement présents pour débiter les statistiques et surtout, ce que l’on attend d’eux en haut lieu, rabâcher la baisse du nombre des chômeurs. Jamais ils ne pouvaient parler d’autre chose sous peine d’être exclus de la séance.

A droite de la Piquette, une femme plutôt forte mais avec un très joli visage qui semblait toujours comprendre les difficultés des pauvres gens venus dans ce prétoire pour simplement avoir eu un retard indépendant de leur volonté. Elle intervenait souvent, comme pour donner un tout petit peu d’humanité dans ce lieu. Madame Dubarry (eh oui !), prénommée Marie, avait décidé, dès sa nomination, de prendre des airs de Comtesse. Son mari à Marie Dubarry était vice-assistant au premier sous-secrétaire du deuxième responsable du bureau des inscriptions à l’Office du Chômeur, un peu comme un agent recruteur pour le Tribunal où trônait sa dame. Elle n’avait rien de la favorite du Quinzième Louis (un si bel homme) mais tout de la Dame Bécu aussi ses efforts pour avoir l’air de peu étaient observés, scrutés puis largement moqués, en vérité, elle n’avait l’air de rien.

A gauche du Président, une espèce de freluquet épais comme un sauret, agité comme un lièvre à l’ouvrage et malheureusement doté d’une voix si haut perchée qu’elle ne ressemblait qu’à un cri strident duquel on avait bien du mal à comprendre le début d’un sens. On venait beaucoup pour l’entendre et le voir et il continuait à croire qu’il était admiré. Il y avait un peu de Castafiore (pour la voix, bien sûr), un peu de castrat et beaucoup de suffisance dans ce petit personnage que même son voisin de gauche, agacé, laissait très peu parler. Ah oui, son nom, cela ne s’invente pas : Pierre Crécelle, dit « Crécelle ». Les quelques échotiers qui suivaient les débats évitaient d’enregistrer sa voix, peur sans doute de dérégler leurs appareils.

La presse, enfin, la vraie ou ce qu’il en reste, il faut le dire, avait décidé de boycotter ce tribunal de l’Inhumanité et de l’abomination. L’autre presse, aux ordres, faisait la propagande de cette instance insensée censée servir les intérêts d’un régime d’opérette.  Dernier avatar du panoptique foucaldien[1] (on filmait les « débats »), illustration littérale du surveiller et punir, cette nouvelle institution chargée de supprimer les malades de la société plutôt que de les soigner, désarçonnait les consciences. Chaque séance de ce tribunal provoquait des manifestations de soutien aux chômeurs pendant que les contempteurs de la méthode défendaient une indéfendable théorie des équilibres financiers et d’une croissance tellement chimérique qu’ils n’avaient jamais pu être vérifiés. Cela dit, notre brave Philémon Blanc était loin de tout cela. Ce qu’il comprenait, c’est que bientôt, il allait se retrouver à la rue. Pas par volonté de ne rien faire, non, mais par celle d’un zélateur d’un ordre qui l’avait placé là et auquel il s’était aliéné. Il faut obéir aux ordres, quelque soient les ordres.

Maître Dubard, rugbyman à ses heures (le pilier Dubard), tenta une attaque par les ailes :

« Monsieur le Président, mon client est arrivé en même temps que son conseiller à l’Office mais ce dernier est allé aux toilettes et il se trouve qu’il a rencontré là un collègue avec qui ils ont échangé sur le match de foot de la veille. Il y a eu des prolongations et fatalement, l’entretien a duré un peu plus longtemps. Je veux dire des prolongations au match, donc aussi à la discussion. Enfin, c’est mon client qui attendait mais le conseiller avait pris un tel retard qu’il a considéré de son devoir de prendre la personne arrivée après mon client. Enfin, vous comprenez ce que je veux dire. Si le match de la veille s’était terminé à l’heure, mon client n’en serait pas là ! »

Dans la salle, c’était le silence, la consternation. Le Président eut alors l’idée de donner la parole à Crécelle. Rompre le silence de cette façon-là eut pour effet de réveiller la salle entière, qui se mit à vibrer en même temps que dehors, les manifestants, qui percevaient l’ambiance, voulaient envahir le prétoire pour donner du coup de poing et évacuer Philémon.

Du coup, la presse, la vraie, c’est-à-dire celle qui se soumet parfois à l’autocritique, qui avait été informée du chahut, arriva en masse. Philémon, devenu l’icône de l’injustice et la victime sociale de l’invraisemblable culte voué au « fotebal », puissant narcotique aux effets décérebellants, comme toute drogue surconsommée, avait été exfiltré et devait répondre aux questions des journalistes qui s’emmêlaient les uns les autres pour avoir la phrase, qui, s’il elle n’avait été prononcée par le héros du jour, aurait été inventée pour la une du soir.

Or il se trouve que le brave Philémon Blanc balança à la face de la foule pétrifiée :

« J’accuse le système de broyer les gens en difficulté pour permettre aux nantis de s’engraisser sur leur misère. Je ne dirai rien d’autre ». Le J’accuse de Philémon, si on veut. Stupeur, indignation, un gigantesque brouhaha suivit cette inattendue répartie du brave Philémon dont on ne saura jamais si elle avait été suggérée par son avocat ou s’il avait eu une soudaine illumination. Pourtant, il devenait illico le chef de la Résistance contre un système kafkaïen. « Philémon, au pouvoir » a-t-on brièvement entendu. Mais comment, on ne vote plus !

Madame Dubarry fit opportunément un malaise qui nécessita son transfert à l’hôpital, ajoutant de la confusion à la confusion, Crécelle se tut et se faufila dans la cohue pour s’évanouir, lui, dans la nature pendant que le Président du Tribunal, déguenillé par la foule, était sommé de répondre aux questions dérangeantes des journalistes et des citoyens. « La Piquette » allait prendre une raclée (ou inversement). Il était au bord de l’apoplexie alors qu’il hurlait qu’il ne faisait que son devoir.

Maître Dubard tentait de reprendre en main la situation et son statut en philosophant sur ces gens qui obéissent à un ordre sans en mesurer les conséquences, quand il fut interpellé sur ce que lui rapportaient ces audiences à la queue leu leu. La gêne du Pilier Dubard fut évidente et pour une fois, les mots, même incompréhensibles, lui manquèrent. Un avocat sans parole, c’est comme une marionnette sans ses fils, il n’y a plus possibilité de manipuler.

Finalement, la gendarmerie, dépêchée en nombre avec force boucliers et armes de guerre, n’eut même pas besoin d’intervenir. On avait laissé les membres de ce tribunal se débrouiller avec leur conscience et tout le monde avait suivi Philémon qui se dirigeait vers le stade. Il déclara que désormais, il ne regarderait plus jamais le foot. Il avait décidé que les responsables de tout ce qui lui arrivait, c’étaient les footballeurs. D’ailleurs, il fallait illico supprimer les prolongations parce que dans un régime autoritaire, on devrait désigner à l’avance qui allait gagner le match. Un type un peu plus futé suggéra d’acheter à chaque joueur un ballon pour éviter qu’ils se chamaillent pour un seul.

Face à l’émeute, une loi dite « sociale » fut rapidement votée pour abroger la précédente (qui avait été baptisée elle aussi « loi sociale », comme quoi tous les régimes font du social). Il n’y eut plus de Tribunal des Chômeurs, ce qui fut un bienfait car leur nombre n’arrêtait pas d’augmenter. Cependant, leurs droits étaient restreints, irrémédiablement parce qu’il faut quand même que les nantis en profitent un peu, non ? Les ex-salles d’assises, devenues tribunaux des chômeurs, furent reconverties en salles d’entraînement pour fotebaleurs, au moins, ils sont à l’abri, ne faudrait quand même pas qu’ils tombent malades. A tout le moins, la morale cette histoire, c’est qu’il ne faut pas verser de la Piquette dans de la Gazeuse au risque de faire péter le bouchon : la société n’y résisterait pas. Ou plus prosaïquement, il suffit qu’un être s’éveille pour que la foule se lève. Ne l’oublions jamais, c’est parfois un être malfaisant qui s’ébroue.

 

[1] N’ayez pas peur des gros mots, ils font partie de notre histoire oubliée

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