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le blog de Laurent Tellier

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Evasion, poésie, loufoque, tout ici est permis dans le respect des autres et de soi-même . Un espace de liberté et de partages autour d'un thème commun: l'amour de la langue française.


une histoire banale

Publié le 24 Octobre 2022, 08:00am

Dans sa petite bicoque, qui tenait debout par l’opération du Saint Esprit, la vieille dame était à sa table, la tête dans ses bras et on voyait les secousses des sanglots. D’habitude, elle tirait les rideaux, elle n’aimait pas qu’on la guigne de l’extérieur, mais là, c’est comme si elle étalait sa détresse en espérant une aide. Mais de qui ? Elle avait tout fait pour se rendre infréquentable : les gosses, elle les insultait, alors ils ripostaient en jetant des insultes et parfois des cailloux. Pour le reste, les adultes, elle leur tirait la langue, parfois, alors les gens levaient les épaules et passaient en silence. Du coup, cette étrange attitude de détresse troublait les passants si bien qu’une jeune fille alla tout de suite à la mairie pour signaler l’étrange attitude de la « vieille folle ».

Un peu surpris lui aussi, le Maire appelle son adjoint pour aller voir ce qu’il se passe. Déjà, il y a quelques années, il avait dû intervenir, la « folle » s’en était pris à des passants qui n’étaient pas du village. Un peu craintifs, sous le tombereau d’injures qu’elle déversait sur eux, il avait dû la calmer, ce qui ne fut pas une mince affaire. Le Maire avait été son élève à l’école du village quand la vieille dame, alors très belle jeune fille, était institutrice fort courtisée et très respectée, c'est l'art de la litote que d'ffirmer cela. Elle se souvenait de lui comme un élève « studieux, mais qui pouvait mieux faire s’il y mettait de la bonne volonté ».

Quand il est apparu devant la fenêtre, la vieille dame leva sa tête de ses coudes et fit un geste vers la porte : « entre, Pierrot, mais tout seul, tu laisses l’autre rigolo devant la porte ». C’est comme si elle l’attendait mais qu’elle avait refusé de l’appeler.

Pierrot, c’est Pierre, Maire depuis une bonne trentaine d’années. Il connaît bien la vieille dame et pour cause ! elle lui a tiré les oreilles et pas qu’une fois, mais il éprouve une sorte de tendresse pour cette femme qui fut si belle et si impliquée dans sa mission. A l’époque, elle donnait le tournis à tous les hommes et le venin à toutes les femmes. Des divorces, il y a eu des dizaines, à croire qu’elle avait couché avec tous les mâles du village. Assurément, il y en a eu quelques-uns, mais ils ont dû fuir, chassés par leurs femmes ou par la rumeur. Le père de Pierre fait partie de la charrette des exilés, il était lui aussi Maire à cette époque : un gros, très gros scandale dont la maman de Pierre a fait les frais en se jetant dans la rivière, on en parle encore. En y repensant, Pierre avait bien de l’appréhension à rencontrer la croqueuse d’hommes.

« Tu sais, mon Pierrot, j’ai fait ce cinéma parce que je savais que personne n’entrerai et qu’on appellerait le Maire. J’ai des choses à te dire, c’est peut-être un peu tard, mais si je dois partir bientôt, tu dois savoir la vérité. Oui je suis devenue quasi folle, mais de chagrin, Pierre, de chagrin. Pas de honte, de chagrin, c’est pas pareil parce que c’est pire. Trente ans ou plus d’une profonde tristesse, ça m’a rendue folle. Ton père, c’est le seul que j’ai aimé et c’est celui qui m’a le plus rendue heureuse. On n’arrivait plus à se cacher, c’était trop fort, on a pensé à partir, loin mais tu étais là et ton père n’aurait pas supporté de partir sans toi. Alors, on a vécu notre histoire comme des voyous qui se cachent, mais c’était pas possible. Quand ta mère, qui s’en doutait comme toute les femmes doutaient de leurs maris, a compris que notre histoire était autre chose qu’une passade, elle a commencé à perdre les pédales. Pas méchamment, mais, et c’était plus grave, on perdant la tête. A l’école, elle pensait que je faisais tout pour que tu n’apprennes rien, ou mal, alors que j’avais pour toi tant d’envie que tu apprennes vite et bien. Petit à petit, ta mère racontait à qui voulait l’entendre que j’étais une sorcière qui envoûtait les âmes des hommes, que j’étais perfide, obnubilée par l’idée de briser tous les couples du village et profiter de tous les hommes. Pendant un temps, ça a marché, les femmes se sont rebellées, même celles qui avaient les hommes les moins attirants, pour être gentille. Il y a eu dans chaque foyer des engueulades homériques mais tout le monde a vite compris que je n’vais qu’un seul homme en tête : ton père. »

Pierre savait cela, quand il est arrivé à la Mairie, l’histoire n’était pas si ancienne. Son père avait quitté ses fonctions au suicide de sa mère et un adjoint avait pris sa suite. Lui, il était parti au service militaire, puis était devenu instituteur et il est revenu au village. Il a été élu sans difficulté et depuis réélu sans problème. Ce que le vieille dame lui racontait, il s’en doutait, mais il était ému de l’entendre de cette femme qui a brisé sa famille.

« Quand ton père est parti, j’ai continué mon métier au village, tout le monde avait compris que je n’avais vécu que pour ton père, que les autres hommes ne m’ont jamais intéressée et d’ailleurs, j’ai toujours vécue seule depuis. Jamais aucun homme n’est rentré chez moi et à la retraite, je me suis inventée cette posture de vieille acariâtre pour enterrer mon chagrin. Maintenant, je t’ai dit ce qu’il en est, j’attends mon destin, demain, ou plus tard, on verra et je m’en moque. Ce qui m’importe, c’est que tu saches que chez le notaire, j’ai laissé un testament, pour toi, rien que pour toi, et tout pour toi. Libre à toi d’en faire ce que tu voudras. »

Pierre, à son tour, venait de se prendre la tête dans ses bras et pleurant sur la table. Dehors, l’adjoint était parti, comme s’il avait compris quelque chose.

Quelques semaines plus tard, la vieille dame est morte, affalée sur sa table. On a appelé le Maire, qui a demandé à rester seul avec elle un moment. Il a attendu un moment avant de lui prendre la main, il pleurait, lui qui n’avait eu le temps de pleurer sa mère. Avant de sortir, il a murmuré : « Merci Madame de m’avoir tout dit avant de partir, votre histoire, si elle n’avait pas été la mienne, aurait été la plus belle que j’aie entendu, et je pense aussi à ma mère, victime expiatoire d’un drame qu’elle n’avait pas choisi de vivre. Quant à mon père, je ne lui en veux pas, il y a parfois des destins qui nous dépassent. »

Aux obsèques de la vieille dame, tout le village était présent, c’est le lot du temps qui passe, tout le monde gagne quelque à la fin: le retour en grâce.

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