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le blog de Laurent Tellier

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Evasion, poésie, loufoque, tout ici est permis dans le respect des autres et de soi-même . Un espace de liberté et de partages autour d'un thème commun: l'amour de la langue française.


l'inauguration du Nadir

Publié le 11 Février 2022, 10:06am

 

 

On avait mis les petits plats dans les grands pour l’ouverture de la grande salle de spectacle. Ce dimanche 13 juillet 1924, on préparait l’estrade pour l’inauguration de la salle du Nadir, une salle qui allait donner enfin une dimension nationale aux gens qui viendraient s’y produire. On prévoyait d’y mettre en scène les grandes voix du temps, parvenues elles, à leur zénith et approchant de leur propre nadir. Quelque part dans l’Indre, on se souvenait de l’aérostat tombé du ciel un jour d’avril 1875 et dans l’émotion, Sully Prudhomme avait  en 1878 rédigé un très long poème sur la tragédie et l’ambition des héros à vaincre l’impossible. Le seul survivant de cette aventure fatale à ses deux amis, Gaston Tissandier, continuera à voler bien longtemps après, ayant perdu l’ouïe dans l’accident de Ciron. Mais dans les nuages, est-il besoin d’entendre le silence.

Le souvenir était encore vivace, dans cette région, et pour faire en sorte qu’il dure à travers le temps, on a choisi le non de Nadir à la grande salle en forme de gros ballon. On rameute le ban et l’arrière-ban du gratin et on fait venir la grande star du moment, Mademoiselle Germaine Sanvoye, à la fois artiste de music-hall et star du muet, comme quoi tout est encore possible dans ce monde en ébullition. On fredonne tous ses refrains sanglotteux et tragiques, la vie des bas-fonds qu’elle a quittés par un sacré coup de chance, il y a quoi : deux ans ?

Oui, c’est ça, elle avait alors quinze ans et elle venait d’être jetée hors de la maison par son père, le très important Monsieur Hubert Sanvoye, un très illustre personnage bardé de médailles de la guerre, physicien de renommée mondiale, riche parmi les riches. Il avait trouvé des trucs qui serviraient à améliorer la performance des canons alors, vous pensez bien qu’on lui faisait la cour. A lui, certes, mais aussi à la sublime Germaine, très développée pour son âge, insolente à souhait et qui avait dit tout de go : je veux faire artiste. Artiste, mais ce n’est pas un métier, ma fille, tu vas aller étudier la physique, comme ton père, on ne gagne rien à faire la poule dans les cabarets ou au cinématographe, en plus, on ne t’entendra pas, c’est muet. Et puis, avec ta mère, qui de temps en temps a un avis, on est d’accord : tu fais des études et tu maries un professeur, ou un médecin. On n’a pas eu de garçon, la faute à ta mère (tiens donc, il est un peu tordu celui-là) alors tu vas me faire le plaisir de m’obéir. Sinon, c’est la porte. Et ce fut la porte.

Un an de galère, avec le beau Jo, un type un peu louche qui trifouille avec les paris sur les chevaux mais qui rapporte pas mal de blé (les chevaux préfèrent pourtant l’avoine). Et puis, bien sûr, ça casse parce que la Germaine, elle veut chanter, faire l’actrice. Elle frappe à toutes les portes et c’est au Ba-Ta-Clan qu’on lui ouvre les portes. On veut lui donner un nom d’artiste, mais elle pense, à juste raison, que s’appeler Sanvoye, c’est un joli pied de nez (si j’ose) pour lancer une carrière. On fait des essais et c’est pas si mal que ça, on va la lancer dans la chanson tragique, un truc qu’elle ne connaît pas du tout. Avec un peu de corrections avec la chanteuse oubliée qui lui sert de professeur de voix, c’est pas si mal que ça. On tente l’aventure avec la tête d’affiche, un brin provocatrice : Une nouvelle star de la chanson, Mademoiselle Sanvoye. Les débuts sont timides, mais la plastique de la chanteuse est bien plus attractive que ce qu’elle chante et finalement, logiquement, on l’oriente vers le cinéma muet, c’est plus logique et la belle Germaine fera bien l’affaire. On fait des essais, c’est plutôt agréable, on tente même des prises de vue avec costumes, puis sans costume et là commence la carrière de Mademoiselle Sanvoye, qui vient enfin de trouver la sienne. Le père entame lui sa profonde dépression et la mère l’accompagne, en bonne épouse.

Et puis voilà qu’on apprend, trois ans après, qu’un type met au point un film avec des paroles (des chants : le chanteur de jazz, d’Alan Crosland avec un acteur grimé en noir, Al Jolson). On commence à comprendre que le vent va tourner dans le cinéma. Non seulement il faudra toujours une belle gueule, mais aussi éviter les voix de crincrin. On demande à Germaine de se rhabiller et d’aller prendre des cours, d’apprendre des textes, si elle veut avoir une chance de continuer au cinéma parlant. Elle avait des rudiments, même un peu plus et finalement, on lui donnera sa chance. En 1930, elle n’a que vingt ans et elle a roulé sa bosse au cabaret et au cinéma muet. On fait des essais, la voix passe bien, toujours bine placée, elle peut même chanter, avoir des rôles dans tous les registres et du coup, elle signe son contrat d’actrice pour le rôle féminin de « la chanteuse sans voix ». Vous comprenez que le hasard, mon plus vieil ennemi, n’a rien à voir avec l’inattendu. On dit à la gamine qu’elle va inaugurer le cinéma parlant avec un rôle muet, que le titre, c’est juste pour mettre en valeur le rôle masculin, un type à la voix de velours, mais assez peu photogénique, genre quasi impotent, autour duquel la jeune demoiselle volètera en papillon de nuit. Elle n’a pas encore d’agent, la jeune actrice, elle s’est bien faite avoir, mais malgré tout, elle est bien payée. Evidemment, c’est un flop retentissant, on exige des acteurs différents, des beaux gosses, virils, en bonne santé. On se demande ce que la jeune fille fait là-dedans, même si c’est du cinéma moderne, parlant (enfin, sauf elle). Elle est jolie, elle mérite autre chose, mais voilà, le navet lui colle à la peau (image horticole du plus bel effet).

On lui donnera une autre chance, dix ans plus tard, mais elle sera oubliée, elle continuera à faire du cabaret, pour gagner sa croûte. On se souvient d’elle par ce curieux paradoxe : Mademoiselle Sanvoye termine sa carrière quand le cinéma devient parlant. Si j’osais (mais j’ose), c’est un peu comme si on avait inventé le micro pour donner de la voix à des chanteurs aphones… Pour en revenir au début, c’est cette jeune fille au destin tortueux qui a inauguré le Nadir, salle de spectacle oubliée de nos jours. On préfère le Zénith, c’est plus parlant, si vous voulez.

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