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le blog de Laurent Tellier

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Evasion, poésie, loufoque, tout ici est permis dans le respect des autres et de soi-même . Un espace de liberté et de partages autour d'un thème commun: l'amour de la langue française.


Publié depuis Overblog

Publié le 23 Décembre 2021, 16:04pm

 

La Grenouillère

 

On n’imagine pas combien le nom que je porte incline mon imaginaire vers les rêveries et les fantasmes de la vie d’un ilien. Comme vous, certainement, mais attendez un peu, vous allez être surpris. Mon psy, homme admirable, adore écouter mes histoires, elles ne lui servent à rien, sinon à rigoler avec moi (enfin, c’est ce que je crois, vu que je ne consulte pas, malgré les demandes pressantes de mon entourage).

Mon île à moi n’est pas sous les Tropiques, elle ne connaît pas les ciels éternellement bleus, mon île a pourtant été baptisée, sans forfanterie aucune, la Madagascar de la Seine aux temps de sa notoriété, c’est une escale entre Rueil-Malmaison et Croissy sur Seine. Oui, mon île, c’est celle de la Grenouillère[1], qui sent le scandale et la débauche, celle de Maupassant dans La femme de Paul, paru en 1881 dans le recueil de la Maison Tellier. Nous y voilà. Aux sources de ma névrose. La Maison Tellier, ça vous estampille à vie, un truc pareil. La Maison Tellier, ah oui, un bordel ! à Fécamp en plus, je n’ai rien contre les gens de là-bas, mais à Pigalle ça aurait eu une autre allure, j’aurais sublimé, peut-être même fantasmé.

Car on sent là, à pleines narines, toute l'écume du monde, toute la crapulerie distinguée, toute la moisissure de la société parisienne: mélange de calicots, de cabotins, d'infimes journalistes, de gentilshommes en curatelle, de boursicotiers véreux, de noceurs tarés, de vieux viveurs pourris; cohue interlope de tous les êtres suspects, à moitié connus, à moitié perdus, à moitié salués, à moitié déshonorés, filous, fripons, procureurs de femmes, chevaliers d'industrie à l'allure digne, à l'air matamore qui semble dire: "Le premier qui me traite de gredin, je le crève." La femme de Paul, in recueil La Maison Tellier, 1881.

Je vous entends, ça commence mal, d’habitude, il démarre en 1924 et puis il déraille, on le connaît[2]. Certes, je le concède, je vous prends à contrepied mais soyez patients, arrêtez de coasser, telle la grenouille, je vais retomber sur mes pattes.

Or donc, nous sommes en 1924. Voilà pour les intrigants.

Les gros engins d’excavation dézinguent l’établissement parce que le progrès exige l’agrandissement du barrage de Bougival et le transfert de la navigation sur le bras sud de la Seine. Côté Rueil, Albert Piton de la Fournaise (pourquoi pas ?, on a bien des îles Kerguelen), un peintre en galère regarde avec tristesse comment ce lieu célèbre entre tous est en train d’agoniser sous les mâchoires de fer. Lui, il a presque cinquante-cinq ans, il est né en 1870 à Versailles, comme un symbole. Tout jeune, il a fréquenté le lieu où se pressait la faune bohème des artistes (un pléonasme tout en tendresse), il se souvient avoir vu Maupassant en personne, Renoir et les impressionnistes, il avait une dizaine d’années quand il a regardé le Maître peindre à la Grenouillère, il a quelques images de Maupassant. Puis Monet, et on a même du mal à distinguer qui a peint quoi sur ce lieu envoûtant, les œuvres sont sœurs jumelles. Albert, lui, n’a jamais eu sa part du Camembert, ce minuscule promontoire de la guinguette.

Il a un peu mieux connu Apollinaire[3], qui semble s’être arrêté un instant devant le chevalet d’Albert. Mais ce n’était plus le même établissement, dévoré par le feu en 1889. Oh, il s’en souvient, de cet incendie, du drame et puis la renaissance avec un pavillon de l’Exposition Universelle de 1900, mais la flamme s’était éteinte, si l’on peut dire. Albert regardait les grues (celles en fer, bien entendu) avec une larme à l’œil. Il savait, lui, que cette île avait été l’île du Chiard, ce nom-là, ça ne s’invente pas.

Les gosses, en ce temps-là, étaient rudoyés par les parents, aujourd’hui, c’est le contraire, pardi. A moins que le nom renvoie à des embarras gastriques, on me le dira sans doute.

Il rêvait de cette époque d’intuitions et d’impressions, il pensait que l’esprit de l’île lui serait favorable, qu’il allaient enfin créer l’Œuvre qui marquerait son temps. Il a vu cette dame, âgée mais encore fort agréable à regarder qui semblait pleurer en déplorant le désastre. Alors il s’est approché et lui a proposé son épaule, pour verser ses larmes. Elle lui racontait son histoire, quand elle avait vingt ans, en 1870. C’est quand je suis né, lui dit-elle. Que le temps passe vite.

Elle était modèle de nu à Montmartre (ça n’allait pas plus loin, elle montrait, on ne touchait pas) quand on lui a parlé de cet endroit où tout était permis quand la guerre fut finie. Les Fournaise, patrons du lieu (tiens, c’est bizarre, lui s’appelle Piton de la Fournaise, j’aurais pu oser Pirnon de la Foutaise, mais vous auriez crié au scandale !) avaient fait de ce lieu un rendez-vous des artistes et des débauchés et elle, elle a trouvé, vers la fin des années 80, à ses trente ans de beauté et de liberté, tout ce qu’il fallait pour vivre sans entrave. Oh certes, elle a fait des choses pas très reluisantes, elle a gagné sa vie avec son corps, mais que l’ambiance était belle. Son nom de « scène », c’était la Grenouille, juste comme çà, pour rendre hommage au lieu. C’est elle, pense-t-elle (mais est-ce vrai) qui est le modèle de l’affiche de Grax (elle est un peu replète, mais fort charmante), sur le ponton, vantant les bals de la Grenouillère. Elle était amie avec Alphonsine, la fille de Fournaise, qu’elle voyait encore de temps à autre pour parler d’une époque fort lointaine. Il semble bien qu’après chaque guerre, les années sont folles. Le problème, c’est qu’elles le sont  aussi avant.

Albert la regarda dans les yeux et se mit lui aussi à pleurer. Bien sûr qu’il la reconnaissait, déjà tout jeune, il la trouvait si belle. Il avait beaucoup rêvé d’elle, il avait même laissé de côté sa vie personnelle parce qu’il pensait que nulle autre femme n’aurait su le rendre heureux. Il s’est encanaillé avec les filles, oui, bien sûr, il a peinturluré ses fantasmes, mais l’incendie de 1889 avait mis fin à sa carrière, il avait dix-neuf ans. Il s’est lancé dans le croquis de charme pour les bordels de Pigalle, mais ceux qui venaient étaient désargentés. Et puis, cette obsession pour la Grenouille, ce corps pulpeux et sensuel, cette grande liberté qui rendait fous les hommes. Ce jour de printemps 1924 arrivait par hasard pour réunir les deux égarés. La Grenouille est devenue la grand-mère putative (eh oui ! je ne redoute rien) d’Albert et ils ont refait le monde jusqu’au 3 septembre 1939. Elle avait quatre-vingt-neuf ans et lui soixante-neuf. Ils ne voulaient plus entendre parler d’une guerre avec les Allemands (elle avait connu celle de 70, quand ils ont mangé les bêtes du zoo, et celle de 14). Ils sont allés sur l’île de leurs souvenirs, se sont attachés à une corde et se sont laissés entraîner par le courant. Ils ont été retrouvés trois jours plus tard, fort en aval. Le 7 septembre 1939, c’est un autre fleuve qui fait l’actualité : la Sarre, et les rivières deviendront des torrents de sang. Ils ne voulaient pas voir ça, il y avait dans leur geste quelque chose de sacrificiel et de symbolique : on ne peut pas concilier une vie de jouissance et une vie de souffrance, ceux qui s’y sont essayés en 40 ont prouvé qu’Albert et la Grenouille (mais quel était son nom ?) n’avaient jamais transigé avec leur idéal.

 

[1] Le Numéro 532 de la Revue Historia en avril 1991 évoque cet établissement dans l’article de Georges Poisson : les impressionnistes au bord de la Seine

[2] Voir « Les correspondances d’Hippocrate et de Démocrite »

 

[3] Au bord de l’île on voit, les canots vides qui s’entrecognent, et maintenant, ni les peintres ni Maupassant ne se promènent, bras nus sur leurs canots avec des femmes à forte poitrine, et bêtes comme chou, petits bateaux vous me faites bien de la peine, au bord de l’île.  Apollinaire 1912

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