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le blog de Laurent Tellier

le blog de Laurent Tellier

Evasion, poésie, loufoque, tout ici est permis dans le respect des autres et de soi-même . Un espace de liberté et de partages autour d'un thème commun: l'amour de la langue française.


el desilusionado 

Publié le 18 Août 2023, 15:48pm

Dans la quatrième arrondissement de Paris, dans la rue de l’Ave Maria, en ce mardi 9 décembre 1924, un événement fortuit et parfaitement inattendu (remarquez cette coïncidence des deux synonymes qui donne à phrase cette élégance répétitive des rodomontades littéraires) va réveiller dès six heures du matin les riverains encore assoupis ou qui viennent de s’endormir. C’est une jeune demoiselle, importunée par deux soudards éméchés qui semblaient sortir ou revenir du Lycée Charlemagne deux rues plus loin, qui criait à l’attentat contre sa vertu quand les deux jeunes hommes chantaient la Carmagnole, gnole, gnole, dont ils avaient manifestement abusé. Il faisait froid en ce matin d’hiver et ceux qui se réveillaient n’avaient pas envie de sortir quand ceux que venaient de le coucher n’avaient qu’une envie : celle de dormir. C’est dire qu’il n’y avait personne pour secourir la jeune femme. La nuit était encore profonde et le petit lampadaire du carrefour de la rue du Fauconnier n’éclairait que faiblement les lieux de l’agression. A force de cris et de gestes désordonnés, la jeune fille peut enfin se dégager et courir vers le lycée où un planton lui offre l’asile en attendant une aide bienvenue. Derrière, les deux jeunes criaient qu’ils étaient des élèves du lycée et qu’ils n’avaient pas menacé la demoiselle, mais ils voulaient juste qu’elle boive un coup avec eux. Le  très austère Emile Oster, qui fut un temps caporal en 17 avant d’entrer dans la conciergerie du lycée en raison de son handicap, lié à une vilaine blessure à Compiègne en tirant sur les condamnés à mort déserteurs (il s’est empiergé dans le fusil de son voisin, le coup est parti et pan, dans l’oreille), Emile donc protégeait la jeune femme des alibis fort douteux des garçons en bordée. La maréchaussée, enfin sur les lieux sous la forme étrange de deux  hirondelles à bicyclette en hiver, tentait de reprendre l’affaire pour la comprendre. D’abord, les garnements, pour laisser souffler la jeune fille. Le premier, c’est Antoine-Charles du Pont (en deux mots) et le deuxième, c’est Charles-Antoine, du Pont, son frère aîné. Ils sont tous les deux en classe préparatoire pour aller étudier les lettres dans les grandes écoles, l’aîné a un peu de retard sur son cadet du fait d’un redoublement dans une classe du primaire, et ils avaient fait le mur pour rejoindre les khâgneux de Louis-le-Grand pour un débordement préparatoire au bizutage de la rentrée de janvier. La soirée, fort arrosée mais sans outrance, s’était terminée dans les chansons paillardes et les concours divers et variés sur le corps humain et c’est en arrivant rue de l’Ave Maria qu’ils sont tombés sur la jeune fille qui, apparemment, rentrait elle aussi à une heure indécente. Ils ont proposé à boire, ce qu’elle a, selon eux, poliment refusé et ils s’apprêtaient à rejoindre le lycée quand elle fut prise d’une crise d’angoisse dans cette rue sombre. Les cris semblaient être d’une crise de folie imprévisible.

Vous pensez bien que ce n’est pas l’avis de Charlotte-Marie-Antoinette de la Fontaine-Molières, dans le Tarn et Garonne, fille d’un riche propriétaire du pays marié à une paysanne du Cantal, venue de Marmanhac, où elle a habité à deux pas du Chemin de l’Ave Maria (ça ne s’invente pas ce genre de truc, mais seuls quelques initiés comprendront) avant de suivre son illustre mari. La Charlotte-Marie Antoinette raconte qu’elle-même suit des cours privés chez les sœurs de la Visitation et qu’elle rentrait à pied, après être restée avec fort tard pour discuter de la nature divine des apparitions. On prend acte des déclarations, tout le monde semble raconter une histoire qui tient debout et on arrête l’interrogatoire en libérant tout le monde.

Le lendemain, qui tombait fort à propos un 10 décembre, les deux jeunes larrons du Pont repartent en goguette (il semble que ce soit habituel et que personne n’y trouve à redire) et devinez quoi : ils rencontrent la Charlotte-Marie-Antoinette (aux prénoms fortement connotés) qui, elle, dit repartir à la Visitation. On sent bien que tout le monde ment dans cette histoire et ce n’est pas la jeune fille la plus naïve. Si elle a hurlé, c’est pour pouvoir se donner un alibi à ses parents et cette agression tombait bien et à la bonne heure. Les deux gars, eux aussi avaient besoin de justifier leur fugue nocturne et ce que l’histoire allait révéler, c’est que les trois personnages allaient vers les hauteurs de Montmartre pour se mettre en spectacle dans des cabarets…

Leurs noms, là-haut, sur la Butte : les trois grâces, spectacle spécialisé dans l’effeuillage et déjà fort réputé où se pressent tous ceux qui ont un nom sur la place. Leurs études, certes payées par les parents, mais assez peu suivies avec l’accord tacite des autorités, étaient lacunaires. Finalement, elles furent abandonnées peu après, l’armée, pour les jeunes hommes, leur a donné des habits et la jeune fille a été dirigée manu militari (eh oui) au Couvent, pour y rester jusqu’à la fin de ses jours.

C’est bien plus tard, quand il a écrit son livre sur leur jeunesse licencieuse que l’aîné des frères devint célèbre, sous un pseudonyme cependant, pour ne pas salir la famille : « el desilusionado ». Son cadet avait péri en 36 en Espagne, où les deux frères étaient partis sauver leur république. Jamais il ne revit la trop belle Charlotte-Marie-Antoinette, et jamais il ne chercha d’autres aventures. Dans son quartier, quand il revint à Paris en 1946, il était oublié et bien des choses avaient changé. Il avait dédié son livre à une certaine Reine qui lui avait fait perdre la tête, certainement Charlotte-Marie-Antoinette, qui avait livré la sienne aux repentirs ou alors à la vénération de sa jeunesse.

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