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le blog de Laurent Tellier

le blog de Laurent Tellier

Evasion, poésie, loufoque, tout ici est permis dans le respect des autres et de soi-même . Un espace de liberté et de partages autour d'un thème commun: l'amour de la langue française.


Un singe en brouette (à Antoine Blondin)

Publié le 19 Mai 2023, 10:16am

Autobiographie exhibitoire

Réécriture d'un texte publié il y a quelque temps

Puisque l’horizon est inaccessible, on avance dans une mer calme et sans port pour faire escale. C’est cela, être déboussolé, on tourne en rond dans sa propre vie.  Alors je me raconte une histoire hors du temps, enfin, presque.

Les anciens (dont je fais partie) aiment bien raconter leurs exploits, c’est comme cela qu’ils imaginent parler de sagesse. Bien sûr, les souvenirs se dissipent et s’embellissent, on s’y met à son avantage, on refait le monde non pas comme il a été mais comme on aurait aimé qu’il ait été (c’est volontaire, pour la liaison et puis la concordance des temps eût été inélégante). Alors, je vais vous faire une confidence, ce n’est pas de sagesse dont je vais parler, mais d’ivresse. Quoi, me direz-vous, en cette époque de bien-pensance, (attention mon garçon, il fait froid, mets ton casque, ne dis pas bonjour à la dame ou alors mets ton masque) quand les personnages d’opérette s’offusquent de la moindre entorse aux interdits de tous ordres (je l’ai déjà dit, tout interdire, c’est supprimer le désir et autoriser la transgression, merci, pour le règlement de la consultation, voir en sortant des cabinets), quand les  maîtres censeurs à la raideur un peu molle s’enivrent (eux) de morale rigide (oui, c’est leur paradoxe, ils ne peuvent plus mais persistent, en souvenir des temps où c’était plus dur)  font semblant d’être choqués par tout ce qui n’est pas dans leur cadre mental. Ils oublient qu’ils ont été jeunes (l’ont-ils été vraiment ?), alors que l’époque a été une parenthèse de liberté assez unique.

Je vais vous raconter ma plus belle cuite, façon Blondin dans le singe en hiver, monument du cinéma français populaire (oui, ce mot a toujours un sens, même s’il est parfois dévoyé pour d’autres raisons) mais aussi livre délicieux (Les enfants du bon Dieu sont une petite merveille), à consommer sans modération. Le film est repassé il y a peu et m’a donné des idées (ce soir il me vient des idées…). Bientôt, il sera brûlé en place publique, dans les autodafés officiels, comme les bouteilles furent euthanasiées pendant la prohibition aux États-Unis. Mon récit est bien sûr enrichi par les témoignages de ceux qui ont encore dans leurs épaules les douleurs du poids de la brouette.

Il était une fois, dans un village sans histoire mais rempli de l’Histoire, Barisis-aux-Bois[1], dans l’Aisne, une bande de jeunes idéalistes rêvait du grand soir en écoutant la musique de leur époque entre garçons, les filles n’étaient pas autorisées à sortir, à l’époque, vous voyez, malgré tout, le monde change.

Nous n’avions ni moto, ni voiture (trop jeunes) mais nous avions des jambes, cet ensemble de deux bâtons servant à marcher dont beaucoup ignorent l’usage aujourd’hui, et nous inventions le futur. Pour les jambes qui s’atrophient, je vous conseille la patinette électrique, dernier avatar du retour vers le néant.  Pour nous, le futur, cela allait jusqu’à l’an deux mille, plus loin, c’était trop loin, on connaîtra la peur de l’an Deux Mil et ses apocalypses. Quand nous voulions aller quelque part, c’était donc à pied et un jour, nous étions certainement en forme, nous avons décidé d’aller à l’auberge. Nous avions un peu d’argent (le pécule du mois, gagné en ramassant les patates et les extras de la grand-mère, pas loin de dix francs du Moyen-âge) et il fallait bien se changer les idées. Le hic, c’est que cette auberge de Bernagousse, elle était loin et c’est un sacré raidillon à gravir pour y aller. Ça monte fort mais, me direz-vous, pour revenir, ça descend. Certes, mais encore faut-il toujours tenir debout et c’est là que mon histoire vaut d’être racontée, et c’est finalement cette descente qui en est le point d’orgue. C’est finalement l’histoire de l’ascension de la pente-côte avant sa descension.

Mes parents étaient partis en famille pour le week-end (avec force recommandations pour être bien sage, je l’avais juré, craché et même un peu vomi, déjà) et je restais donc avec mon frère, partant pour aussi l’escapade. Ce détail va se révéler très important pour la suite.

Le groupe (nous étions cinq ou six) est donc parti dans l’après-midi à l’assaut de l’auberge et c’est cet équipage de jeunes moussaillons qui filait en bordée avec une idée en tête, faire la fête (je traduis en langage de l’époque : prendre une cuite, oui j’en conviens, c’est dur à comprendre). Oui, parfois, c’est vraiment l’objectif, on peut dire que c’était par surprise mais que tchi, on y va pour ça. En réalité, c’est le premier voyage d’initiation avant celui des filles, autre excursion en terrain inconnu. Là, ce n’est plus la montagne, c’est l’Everest. J’attendrai encore pour cette initiation, j’avais pas encore de masque à oxygène. Chaque chose en son temps.

Que croyait-vous donc qu’il arrivât ?  Quand on dépasse les bornes, il n’y a plus de limite. J’ai souvenir du début, c’était joyeux, nous n’étions pas des sauvages, on n’a jamais fait de mal à quiconque puis, lentement, un brouillard s’est levé pendant que je m’asseyais.

Je ne sais plus ce qu’il s’est passé ensuite jusqu’au moment, où, ayant un peu repris quelques couleurs (entre pourpre et violet) j’ai compris qu’il allait être l’heure de partir, je crois bien qu’on nous mettait dehors, l’heure décente ayant été dépassée depuis longtemps. On savait confusément que pour rentrer, il fallait descendre, encore fallait-il se lever pour y parvenir. Pour moi, c’était peine perdue, il y avait une déconnexion entre vouloir et pouvoir. Les synapses étaient temporairement disjointes et les ordres qui arrivaient aux neurones pyramidaux étaient indéchiffrables. Pourtant, il fallait bien déguerpir, dormir dehors, ce n’était pas envisageable, si je n’étais pas là au retour des parents, vous imaginez l’inquiétude. . Mais comment transporter un corps inerte, pas mort, puisqu’il bave encore, juste le stade avant de vomir (pardon, si vous êtes à table mais je déteste les périphrases). Un vieux parler picard me revient : il l’avaloit, puis le dégueloit. C’est plus clair. Je suis bien incapable de dire aujourd’hui qui a eu l’idée lumineuse de me transporter avec la brouette en bois du patron. On m’a mis manu militari dans cet engin de transport assez peu fait pour la promenade, les accoudoirs sont trop vifs et sans pneu, les cahots sont brusques, et hardi, petit, le cortège s’est mis à suivre cette sorte de corbillard pour ivrogne dans une procession mi-funeste, mi-défilé de char en chantant des chants très peu funèbres mais fort gaillards cependant, au milieu de la nuit. A l’enterrement d’une feuille morte, deux escargots s’en vont, voilà à quoi cela me fait penser maintenant.

Arrivé à la maison, ce n’est pas fini, il faut me mettre au lit. Je ne pouvais pas monter à l’étage, dans ma chambre, alors on m’a mis dans le lit de mes parents (partis, vous le savez, pour le week-end) puis, j’imagine, on m’a souhaité bonne nuit en rigolant bien fort, il a sa dose, le camarade. Il est des nôtres, il a pris sa cuite comme les autres.

Bonne nuit ? Mais je crois, j’en suis sûr, je n’ai jamais été autant malade, depuis. J’ai évidemment rendu les tripes et les boyaux dans les draps et la belle couverture en laine, qui ont été perdus dans l’aventure. Il fallait bien, pourtant, que j’arrange un peu tout cela avant le retour de la Loi.

J’avais nettoyé à la va-comme-je-te-peux, mais ce qui est resté, le pire, c’est l’odeur, je vous passe les détails. Comme j’avais fait pas mal de mélanges, c’était très odoriférant.

Au retour des parents, il ne leur a pas fallu plus d’une minute pour comprendre, c’était pour eux une vraie humiliation. Beaucoup plus tard, quand on évoquait cet « incident », c’était pour en rire mais sur le coup, oh là, là.  Comment dire, j’étais rabaissé au niveau le plus primitif du genre humain, que même ceux qui, dans la mémoire familiale, avaient des tendances buvicultrices (la buviculture étant la science de la cuite, enseignée dans les universités populaires appelées bistros), n’avaient jamais atteint ce niveau. En gros, j’avais obtenu un doctorat en cuitologie avec félicitations du jury : mes copains de l’époque. Je suis entré dans la catégorie des initiés, salué par cette triple acclamation : les bons crus font les bonnes cuites. Pierre Dac.

Voilà, on pense ce que l’on veut, cela m’est bien égal, il y a prescription, la seule vraie question que je me pose aujourd’hui, c’est de savoir qui a ramené la brouette à l’auberge. Vous voyez, je m’en suis remis et bien sûr, ce n’est pas un exemple à suivre, ce fut pour moi, une leçon de choses. L’attrait de l’interdit pour passer au grade suivant, être un homme « fini ». J’aime bien cette expression, je l’ai dégotée chez Michel Leiris quand il raconte sa propre expérience dans « Fourbis ». C’est drôle et pathétique. Et évidemment, mieux raconté.

Voilà comment un souvenir devient une histoire culte, un exemple à ne pas suivre, évidemment, mais qui alimente une mémoire qui pour le coup, est loin d’être fidèle à la réalité : c’était pire. L’auberge dont il est question est celle de Bernagousse (elle n’est plus une auberge aujourd’hui), devenue dans mes souvenirs, la capitale mondiale de la brouette de transport. A cette époque-là, se déroulait un cyclo-cross assez réputé où j’ai pu voir Cyrille Guimard, Raymond Poulidor et d’autres grands du vélo, engin dont malheureusement, je n’ai pas su connaître les joies, la côte étant trop pentue pour moi quand ça monte et la descente un peu trop vertigineuse, vous voyez pourquoi. J’ai raté une vocation, mais je suis encore titulaire du titre de champion de Bernagousse, en brouette toutes catégories. Le titre n’a jamais été remis en jeu, j’en reste le seul et unique lauréat. C’est mon bac à lauréat, j’avais peut-être quinze ou seize ans … C’était il y a un siècle… et des brouettes.

Je dédie cette « chronique » à tous ceux qui ont été témoins de cette extraordinaire aventure et à tous ceux que j’ai « saoulés » à force de la raconter et surtout, n’en faites jamais autant … Et merci à Pierre Dac et à Francis Blanche, à Blondin, bien sûr, à Li Po, à Kennedy et Khrouchtchev, à Fidel Castro et à Adam Smith  et tant d’autres. Depuis cet incident de vie, je n’ai, bien sûr, consommé qu’avec modération (je suis quand même un peu faux-cul, mais je ne veux pas être embastillé pour des faits prescrits, enfin je crois). J’ai arrêté de fumer, aussi, pour faire bonne mesure et si je vais à Fécamp, je snobe la Maison Tellier, c’est bien hein ? Je suis dans le bon siècle, tant mieux. Je n’aurais pas les moyens pour avoir les trucs d’aujourd’hui pour m’évader, de toute façon, c’est juste pour ceux qui peuvent … et je n’aime pas les piqûres. Aujourd’hui, pour m’évader je marche, moins vite, moins loin (au fait, j’ai encore mon permis de conduire et j’ai obtenu un certificat de navigation en brouette par l’association Internationale des Brouettistes de mon village) mais j’ai toujours dans ma tête ce conseil de Richepin d’avant l’Académie Française :

 

Allons ! Suis ton instinct, va, chemineau, chemine !

Extrait de « Le Chemineau » J. Richepin

Juste que je ne sais pas où aller, en ce moment, tous les chemins sont des impasses.

 

[1] Cher pays de mon enfance, traversé et détruit à chaque passage des Allemands

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